jeudi 7 mars 2013

Les objets intelligents nous rendent-ils bêtes ?

(MàR#161)

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C’est sous ce titre un rien provocateur que le chercheur biélorusse Evgueny Morozov a ouvert, dans le « Wall Street Journal », un débat qui n’a pas fini de faire des vagues. Non seulement les objets qui pensent à notre place contribueraient à faire que nous raisonnons moins bien, mais ils contribueraient aussi à normaliser notre façon de penser. 


Depuis des millénaires, l’homme a pour projet de concevoir des objets ou des machines qui lui facilitent la vie et lui permettent de dégager « du temps de cerveau disponible » pour se consacrer à d’autres réflexions que celles qu’implique la multitude de petites décisions de la vie quotidienne.
Rien à dire à cela : personne ou presque ne souhaite la disparition du tire-bouchon, de la machine à laver, du téléphone ou de l’ordinateur.

Selon Evgueny Morozov, les choses changent en profondeur sous le double effet de la connexion des objets à Internet et de la socialisation des informations qui nous concernent.

Quelques exemples permettent de comprendre que ces évolutions nous concernent tous. Le premier cité concerne une poubelle intelligente qui photographie ce que nous jetons, analyse nos comportements pour nous conduire à les rendre plus responsables et envoie les photos et le rapport qui nous concerne à tous nos amis Facebook pour nous porter au pinacle ou nous couvrir de honte. Dans le même esprit, on trouve aussi la balance intelligente qui tweete nos excès pondéraux à nos followers, la fourchette intelligente qui nous informe que nous mangeons trop vite, la brosse à dents intelligente qui s’indigne de temps de brossage trop courts, le pilulier qui alerte notre médecin lorsque nous oublions de prendre un médicament, ou encore les capteurs dont certains conducteurs acceptent l’installation dans leur véhicule par des assureurs qui promettent de récompenser les bons comportements. Or qui dit récompense dit aussi punition.

L’information sur Internet n’échappe pas à cette tendance : sans que nous ne nous en rendions vraiment compte, les moteurs de recherche nous proposent ce qu’ils jugent « bien pour nous » en fonction de notre sexe, de notre âge ou de centres d’intérêt et habitudes de consommation qui ont été repérés et analysés au fil de nos connexions.

Insidieusement, la facilitation laisse la place à la normalisation et l’ingénierie de produit à l’ingénierie sociale. Big Brother pense pour nous dans la Silicon Valley et oriente notre façon de consommer des produits et des idées.

Ce phénomène pointé par Evgueny Morozov n’interroge pas uniquement les philosophes. Plus terre à terre, ceux dont le métier est de concevoir et de vendre des produits et des services devraient se poser des questions essentielles à leurs niveaux de responsabilité. D’où viendra l’innovation s’il n’est plus possible de sortir des rails ? Comment s’enrichir de nos erreurs si les machines en suppriment la possibilité ? Comment redonner aux consommateurs et citoyens les moyens intellectuels et matériels de choisir ? Quelles stratégies adopter pour faire exister des produits, des services ou des idées qui sortent du cadre ?