jeudi 28 mars 2013

Pour la presse, le verre est-il à moitié vide ou à moitié plein ?

(MàR#164)


Avec les hirondelles, le printemps amène aussi des rafales de chiffres sur la diffusion (OJD) les audiences (One) et les recettes publicitaires (IREP) des médias. Au-delà des cocoricos et des lamentations, l’analyse pointue de ces données permet d’y voir plus clair.


LA DIFFUSION.
En 2012, les 845 titres de presse dont la diffusion est contrôlée par l’OJD ont diffusé 3,96 milliards d’exemplaires, ce qui est considérable. Mais la diffusion payée a reculé de 3,8% après avoir baissé de 2,3% en 2011. Faut-il pour autant en conclure que la presse a son avenir derrière elle ? Pas si simple.
Si l’on s’intéresse aux différentes familles de presse, on constate que c’est la presse quotidienne nationale qui tire ces résultats vers le bas (- 7,8%).
Si l’on regarde du côté des modes d’accès au journaux et magazines, on découvre que la crise du réseau de la vente au numéro a un impact très important : sur 10 ans, les ventes en kiosque de la presse grand public ont reculé de 34,6% alors que les abonnements postés ou portés ont progressé de 0,4%. Rien qu’en 2012, ce sont 1.082 points de vente qui ont disparu !

LES AUDIENCES.
Selon l’étude One d’Audipresse, 97% de la population lit de la presse.
Non seulement la presse est un média plus puissant que la télévision, la radio et l’Internet, mais c’est aussi un média dynamique puisque son audience globale a progressé de 0,4% en 2012.
La première explication de ce contraste entre des diffusions qui baissent et des audiences qui montent est de l’ordre du pouvoir d’achat : crise oblige, les journaux et magazines achetés s’échangent plus qu’auparavant.
La seconde est l’important développement de la lecture numérique des journaux et magazines qui concernait 42% des Français en 2012, ce qui est tout à fait considérable. Cette lecture numérique a progressé de 11% en un an et elle est tirée par les supports nomades (Smartphones et tablettes) dont l’utilisation pour lire la presse a progressé de 29%. En 2012 ces devices représentaient 27% des lectures digitales en 2012.

LES INVESTISSEMENTS PUBLICITAIRES.
Selon l’IREP, les dépenses de communication des annonceurs ont représenté 31 milliards d’euros en 2012, en baisse de 1,3% par rapport à 2011.
Mais les recettes publicitaires nettes de l’ensemble des médias ont reculé de 3,5% pour atteindre 13,3 milliards d’euros. Par rapport à 2007 (avant la crise) les 5 médias historiques (presse, télévision, publicité extérieure, radio, cinéma) ont vu s’envoler 2 milliards d’euros de recettes, dont 1,5 milliard pour la seule presse écrite. Certes, la télévision, la radio et la presse ont récupéré une partie des recettes perdues au travers de leurs activités Internet, mais le compte n’y est pas.

CRISE DE LA PRESSE ?
Parler de « crise de la presse » est un abus de langage, car il n’existe pas de crise de la lecture de la presse, ni même de crise de l’achat dès lors que les lecteurs peuvent accéder à leurs titres favoris via l’abonnement ou les nouveaux supports.
En revanche, la presse ne parvient toujours pas bien à monétiser la lecture numérique et a toujours du mal à faire valoir ses atouts auprès des annonceurs.

jeudi 21 mars 2013

Pourquoi l’abonnement a de l’avenir

(MàR#163)


De plus en plus autonomes, informés et opportunistes, donc potentiellement infidèles, les consommateurs sont aussi de plus en plus sensibles aux offres d’abonnement qui concernent désormais une multitude de produits et services. Décryptage d’une apparente contradiction.


L’abonnement n’a longtemps concerné que des secteurs pour lesquels il s’imposait « par défaut » et non en raison de ses avantages : comment lire un magazine ultra spécialisé lorsqu’on habite en zone rurale ? Comment accéder à l’énergie ou aux réseaux téléphoniques sans accepter de passer un contrat avec les fournisseurs concernés ? Comment trouver une place d’opéra sans être abonné alors que l’offre est très inférieure à la demande ? Comment visionner les films récents et suivre les grands événements sportifs sans en passer par les conditions commerciales de Canal + ?

Mais la nécessité n’explique pas complètement l’incroyable développement de l’abonnement.
On peut désormais s’abonner au cinéma et aux salles de sport, aux romans sentimentaux des collections Harlequin, mais aussi pour recevoir régulièrement des couches culottes, des courses de base, des bouquets de fleur, de l’eau minérale, des lentilles de contact, des paniers de produits frais préparés par les AMAP, des chaussettes, des aliments pour animaux, des préservatifs, des « box » aux contenus variés (cf « Matière à Réflexion » N° 158) et même de vraies lettres avec de vrais timbres écrites à la main par de vrais gens …

Ce succès de l’abonnement a des explications rationnelles telles que l’attrait pour une promesse de prix réduit par rapport à l’achat ponctuel et la suppression du déplacement.

Mais c’est l’irrationnel qui l’explique le mieux : la suppression de la décision face à « l’hyper choix », l’attachement aux marques, l’impression d’optimiser son pouvoir d’achat, le fait d’être connu et reconnu, ou encore « l’effet wahou ! » que provoque l’ouverture du paquet et la découverte des petites surprises réservées aux abonnés.

Pour les entreprises qui décident de mettre l’abonnement au cœur de leur stratégie, les bénéfices sont nombreux : ce sont les clients qui font la trésorerie ; leur fidélisation dans la durée permet à l’entreprise de consacrer des moyens plus importants à la transformation de prospects en nouveaux clients ; l’abonné oublie le prix et perd l’habitude de comparer ; l’étude de ses comportements permet d’anticiper les changements de consommation et de définir de nouvelles offres ; enfin, comme il est toujours plus compliqué d’agir que de laisser faire, la reconduction tacite des abonnements est forte.

Le développement de l’abonnement n’est pas un phénomène de mode mais une tendance lourde, portée par des comportements et attentes de consommateurs déjà anciens ainsi que par les possibilités offertes par Internet et le « datamining ». Ce n’est pas non plus un épiphénomène : selon l’INSEE, 30% des dépenses des ménages sont aujourd’hui pré-engagées.

Qui pourra en profiter demain ? Tous ceux qui proposent des produits et services très ciblés et, plus particulièrement, ceux qui ont déjà une vraie culture de l’abonnement. Les médias ne sont pas les plus mal placés.

jeudi 14 mars 2013

La langue, outil de l’influence

(MàR by Seprem #162)


Pendant plusieurs semaines, une multinationale qui compte 420.000 salariés et 1,2 milliard de clients (+1,3% par an) a fait la Une de l’actualité mondiale à l’occasion de la démission de son Pdg et de la désignation de son successeur. Le tout en latin, dont on découvre à cette occasion qu’il est bien vivant pour une langue dite « morte » !

L’élection du successeur de Benoît XVI est l’occasion de s’interroger sur le rôle que jouent les langues pour installer des façons de penser et des manières d’être, fédérer des communautés et, finalement, vendre des produits ou des idées au plus grand nombre.

Certes, le latin n’a pas la puissance de l’anglais (ou plutôt du « globish »). Il compte très peu de locuteurs, même si « Astérix » et « Harry Potter » sont disponibles en latin et si la radio nationale  finlandaise propose une émission en latin écoutée chaque semaine par plus de 75.000 personnes. Et son avenir semble plutôt compromis, même si plusieurs associations militent pour que la langue de Ciceron devienne la langue de l’Europe, à l’instar de l’hébreu qui est redevenu une langue vivante il y a un siècle seulement et représente aujourd’hui l’unité d’un peuple et un des moyens importants de son influence.

Ne plus être parlé n’empêche cependant pas une langue de continuer à être vivante et influente.

Contrairement aux idées reçues, le latin reste une langue bien vivante, qui évolue pour décrire le monde moderne : il y a quelques années, le journaliste Pierre Georges rappelait dans « Le Monde » que la langue latine s’était enrichie de 60.000 nouveaux mots au cours du XXème siècle !

Le latin est aussi une langue influente. C’est en effet toujours avec des termes latins que l’on apprend la botanique, la zoologie, l’anatomie et une bonne part de la médecine. Ce sont des formules latines qui aident toujours les philosophes à penser le monde et les juristes à appliquer le droit. Enfin, le latin est aussi un véritable « fils de pub » qui inspire les créateurs de noms de marques telles qu’Actimel (d’activus, « actif » et mel, « miel »), Nivéa (la crème blanche et pure comme la neige), Volvo (« je roule »), Audi (« être entendu »), Acer (« acéré »), Navigo (« je navigue »), etc.

Alors que l’anglais décline face aux langues latines (l’espagnol sera la première langue parlée aux USA dans quelques années), faut-il donc se remettre au latin ? Ou, si ce n’est pas le cas, quelle future langue dominante faut-il apprendre très vite pour forger les concepts de demain, fabriquer des chansons qui feront consommer des boissons gazeuses, trouver les mots et les accents qui feront adhérer à des idéologies ?

Aucune, répond Nicholas Oster dans son livre « The last lingua franca » (Walter & Company 2010). Pour ce linguiste, les progrès rapides de la traduction automatique et la généralisation des outils nomades vont en effet très bientôt nous permettre de converser dans toutes les langues au sein d’une nouvelle Babel, et donc de desserrer l’emprise des langues dominantes.
Comme Charles Quint au XVIème siècle, nous pourrons dire demain : « Je parle latin à Dieu, italien aux musiciens, espagnol aux soldats, allemand aux laquais, français aux dames et anglais à mon cheval ».

jeudi 7 mars 2013

Les objets intelligents nous rendent-ils bêtes ?

(MàR#161)

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C’est sous ce titre un rien provocateur que le chercheur biélorusse Evgueny Morozov a ouvert, dans le « Wall Street Journal », un débat qui n’a pas fini de faire des vagues. Non seulement les objets qui pensent à notre place contribueraient à faire que nous raisonnons moins bien, mais ils contribueraient aussi à normaliser notre façon de penser. 


Depuis des millénaires, l’homme a pour projet de concevoir des objets ou des machines qui lui facilitent la vie et lui permettent de dégager « du temps de cerveau disponible » pour se consacrer à d’autres réflexions que celles qu’implique la multitude de petites décisions de la vie quotidienne.
Rien à dire à cela : personne ou presque ne souhaite la disparition du tire-bouchon, de la machine à laver, du téléphone ou de l’ordinateur.

Selon Evgueny Morozov, les choses changent en profondeur sous le double effet de la connexion des objets à Internet et de la socialisation des informations qui nous concernent.

Quelques exemples permettent de comprendre que ces évolutions nous concernent tous. Le premier cité concerne une poubelle intelligente qui photographie ce que nous jetons, analyse nos comportements pour nous conduire à les rendre plus responsables et envoie les photos et le rapport qui nous concerne à tous nos amis Facebook pour nous porter au pinacle ou nous couvrir de honte. Dans le même esprit, on trouve aussi la balance intelligente qui tweete nos excès pondéraux à nos followers, la fourchette intelligente qui nous informe que nous mangeons trop vite, la brosse à dents intelligente qui s’indigne de temps de brossage trop courts, le pilulier qui alerte notre médecin lorsque nous oublions de prendre un médicament, ou encore les capteurs dont certains conducteurs acceptent l’installation dans leur véhicule par des assureurs qui promettent de récompenser les bons comportements. Or qui dit récompense dit aussi punition.

L’information sur Internet n’échappe pas à cette tendance : sans que nous ne nous en rendions vraiment compte, les moteurs de recherche nous proposent ce qu’ils jugent « bien pour nous » en fonction de notre sexe, de notre âge ou de centres d’intérêt et habitudes de consommation qui ont été repérés et analysés au fil de nos connexions.

Insidieusement, la facilitation laisse la place à la normalisation et l’ingénierie de produit à l’ingénierie sociale. Big Brother pense pour nous dans la Silicon Valley et oriente notre façon de consommer des produits et des idées.

Ce phénomène pointé par Evgueny Morozov n’interroge pas uniquement les philosophes. Plus terre à terre, ceux dont le métier est de concevoir et de vendre des produits et des services devraient se poser des questions essentielles à leurs niveaux de responsabilité. D’où viendra l’innovation s’il n’est plus possible de sortir des rails ? Comment s’enrichir de nos erreurs si les machines en suppriment la possibilité ? Comment redonner aux consommateurs et citoyens les moyens intellectuels et matériels de choisir ? Quelles stratégies adopter pour faire exister des produits, des services ou des idées qui sortent du cadre ?