jeudi 27 juin 2013

Signes de piste

(MàR#176)


Le Comité prospective de l’association Communication & Entreprise a analysé les dizaines de livres et d’articles consacrés aux tendances lourdes et aux signaux faibles qu’il convient de prendre en compte pour imaginer de quoi demain pourrait être fait. Le fruit de ce travail est l’ouvrage « 11 idées clés pour l’avenir », indispensable compagnon de réflexion pour les vacances prochaines.


L’intérêt de cet ouvrage est qu’il n’est pas la tribune d’un futurologue péremptoire (cf« Matière à réflexion » #173) mais s’affiche, dès la couverture, comme une modeste « synthèse » réalisée par des professionnels réunis par leur intérêt commun pour la communication et l’entreprise.

Ce regard particulier d’entrepreneurs et de communicants est stimulant pour les professionnels des médias. Il leur rappelle que toute évolution profonde est une rupture, même lorsqu’elle s’inscrit dans le temps long, et que toute rupture suscite des attentes d’explications, de « modes d’emploi » et de pistes nouvelles pour surfer sur la vague. Donc de médias nouveaux ou profondément renouvelés.

  • Premier exemple : la tendance « vieillissement de la population », qui n’est pas contestable. On en connaît les conséquences certaines sur les comptes de la Sécurité sociale et probables sur la recherche, par les entreprises, de main d’œuvre jeune dans les pays dits émergents.
    Mais qui a concrètement réfléchi aux conséquences sur son activité de la fin prochaine des valeurs du « jeunisme », aujourd’hui omniprésentes dans la communication ? Et quel éditeur s’est demandé si, à l’image de ces seniors anglais installés en Périgord ou dans le Lot et qui se sont dotés de leurs propres journaux et radios, il n’était pas temps de créer, dans les pays du Sud, des médias à destination des retraités européens qui seront de plus en plus nombreux à s’y installer pour mieux profiter de leurs retraites écornées par la crise ?

  • Deuxième exemple : la tendance dite « talentisme » qui fait du capital humain un bien aussi précieux que le capital financier et qui se traduit, entre autres conséquences, par la transformation d’un nombre croissant de cadres salariés en consultants indépendants. Même s’ils ne s’en rendent pas encore compte, tous les médias d’information professionnelle et tout le secteur de la formation seront, très bientôt, concernés par cette évolution et devraient déjà réfléchir au renouvellement de leurs offres.

  • Troisième et dernier exemple : les tendances « économie collaborative », « économie relationnelle de l’empathie » et « altruisme égoïste » qui annoncent l’émergence d’une économie de l’altruisme à côté de l’économie de marché, dont on voit les prémices au travers du développement du « crowndfunding » qui conduit des consommateurs à se transformer en financeurs des projets qui leur tiennent à cœur. Après la musique, des médias de niche s’intéressent à ce modèle économique alternatif.
 
Comme le disait l’inventeur du mot « prospective », Gaston Berger, « Demain est moins à découvrir qu’à inventer ».

jeudi 20 juin 2013

Kiosques digitaux : nécessaires mais insuffisants

(MàR #175)


Le souhait de limiter les coûts de production et de diffusion des journaux et magazines « physiques », l’essor des tablettes et la montée de la lecture numérique conduisent de plus en plus d’éditeurs de presse à s’intéresser aux kiosques digitaux. Mais l’offre actuelle est encore loin de répondre aux besoins.

Beaucoup d’éditeurs présents sur Internet proposent à leurs lecteurs d’acquérir sur leurs propres sites des versions Pdf de leurs publications, soit au numéro, soit en abonnement. La démarche est payante puisqu’elle élimine les coûts de production et de diffusion postale des supports physiques, tout en transformant certains acheteurs ponctuels en abonnés, c’est-à-dire en clients fidèles et générateurs de trésorerie.

Cette évolution est cependant plus à classer dans les pratiques de bonne gestion que dans la catégorie des innovations qui sont susceptibles de changer en profondeur les modes d’accès aux journaux et magazines.

En effet, ces offres numériques ne sont susceptibles de séduire que des lecteurs qui sont déjà clients des titres qui les proposent. Elles ne permettent pas de faire découvrir les publications à des non lecteurs potentiellement intéressés, comme le font ces véritables « médias d’offre » que sont les kiosques et points de vente physiques, mais aussi les mailings correctement ciblés, les offres groupées des différents « collecteurs » ou encore l’échantillonnage que permettent les différents circuits de mise en main et de vente par tiers.

Pour espérer séduire des prospects, via Internet, pour leurs éditions numériques, les éditeurs doivent passer par des opérateurs extérieurs tels que l’Apple Store, les acteurs issus de la diffusion physique comme Relay, ou des Pure Players tels que l’américain Zinio. Certes, certains de ces prestataires permettent aux éditeurs de toucher un nombre très important d’internautes ciblés qu’ils ne pourraient contacter directement. Mais ces prestataires suscitent plus de critiques que de compliments : impossibilité d’accéder aux données relatives à ses propres clients, frais techniques et de promotion jugés excessifs et, selon les cas, prix imposés par l’opérateur (Apple Store), vente des magazines obligatoirement en « bouquets » (ex : 10 magazines pour 10 € par mois), clauses d’exclusivité, etc.

Pour rester maîtres de leurs politiques marketing et commerciale, plusieurs grands éditeurs ont mis des moyens en commun pour développer le kiosque numérique e-presse, tout en conservant leurs propres e-kiosques. Le problème est que ce point de vente virtuel partagé propose moins de 200 titres, soit 5% environ de ce qui est accessible en vente au numéro ou uniquement par abonnement. Les autres n’ont, pour le moment, pas d’autre solution que de compter sur leurs propres forces.

jeudi 13 juin 2013

« La dictature des tuyaux »

(MàR#174)


Les manières dont nous nous informons ont profondément été modifiées avec Internet et, simultanément, l’image que nous avons des médias et des journalistes ne cesse de se dégrader. Tout cela nourrit une crise des médias traditionnels aux multiples causes.
Pour Dominique Wolton, les responsables ne sont pas là où l’on croit.


Dans l’excellent numéro que la revue « Influencia » consacre aux médias, le sociologue Dominique Wolton s’en prend à « la dictature des tuyaux » qui, selon lui, est une des origines du désintérêt montant des lecteurs pour la presse.

Les effets de cette dictature sont bien connus et parfaitement décryptés dans la même revue par Denis Muzet qui, dès 2006, dénonçait la montée de la « mal info » qui gave le « média consommateur » d’informations brèves délivrées en continu, d’images aussi fortes que vides de sens, d’interactivités avec des gens qui n’ont rien à dire, de rumeurs non vérifiées et de bons sentiments déguisés en analyses.

Dominique Wolton fait avancer la réflexion en refusant de désigner Internet comme le seul coupable de cette montée de « l’infobésité ». Internet est un tuyau, et un tuyau ne saurait être tenu pour responsable de la façon dont on l’utilise.

Selon Wolton, la « dictature des tuyaux » a ceci d’étrange qu’elle a largement pour origine ceux qui en sont aujourd’hui les victimes : les patrons de presse et les journalistes qui se sont auto convaincus qu’Internet était une révolution inéluctable et évidemment bienfaitrice, un nouveau dieu auquel il fallait tout sacrifier, même s’il risquait de vous dévorer un jour ou l’autre.

Aux éditeurs, Dominique Wolton reproche d’avoir toujours trouvé beaucoup d’argent pour les machines (et donc les tuyaux de l’Internet), mais très peu pour augmenter le nombre et les compétences des journalistes. Il souligne que « les patrons de presse n’ont jamais dit qu’il fallait sauver le métier de journaliste ».

Aux journalistes, il reproche d’avoir accepté de se mettre au même niveau que des contributeurs qu’ils qualifient eux-mêmes de « journalistes citoyens », de rêver des audiences que génère « l’information service » en oubliant que leur métier n’est pas de transmettre mais d’enrichir, de remplacer le reportage de terrain par les moteurs de recherche, de délaisser l’analyse qui fidélise des dizaines de milliers de lecteurs au profit de tweets incessants destinés à quelques centaines d’individus …

Enfin, il accuse les uns et les autres d’avoir négligé l’importance des contenus et, parce que ceux-ci devenaient de plus en plus médiocres faute de conviction et de moyens, d’en avoir tiré la conclusion que l’information n’avait plus de valeur.

Fatale erreur : quitte à avoir les yeux de Chimène pour les prophètes des tuyaux, ils auraient dû mieux écouter Steve Jobs lorsqu’il proclamait que « Content is king ».

jeudi 6 juin 2013

La presse en 2083 selon Jacques Attali, c’est 1984 !

(MàR#173)

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Si, en 1943, un expert en futur s’était aventuré à décrire ce que serait la presse en 2013, il y a fort à parier qu’il serait passé à côté de la PAO, des gratuits, d’Internet et de dizaines d’autres bouleversements technologiques, économiques et sociétaux qui ont joué un rôle essentiel dans les évolutions des médias imprimés. Mais Jacques Attali n’a peur de rien et nous décrit précisément ce que sera la presse dans 70 ans … 

Le polytechnicien / conseiller de Présidents / romancier / chef d’orchestre / professeur / banquier / essayiste / philosophe / éditorialiste Jacques Attali est moderne. Il a donc choisi son blog de « L’Express » pour informer éditeurs, journalistes et lecteurs du devenir de la presse, sans jamais employer le conditionnel, ce qui indique qu’il attend qu’on le prenne au sérieux.

Après une introduction dans laquelle il souligne que « la presse écrite n’est pas aujourd’hui très différente de ce qu’elle était il y a 70 ans » (relire le chapô de ce billet), notre prophète en tout annonce la disparition des journaux imprimés pour 2017 aux USA, 2029 en France et 2083 en Afrique, en raison de la concurrence de l’audiovisuel et d’Internet. Voilà qui surprendra ceux qui constataient que la radio n’avait pas plus tué la presse que la télévision n’avait fait disparaître la radio …

Pour notre expert, dans 70 ans, « la presse sera entièrement numérique, avec traduction automatique dans la langue du lecteur ». On peut en déduire que quelques éditeurs suffiront pour inonder la planète d’informations identiques censées répondre aux attentes normalisées des citoyens du monde. Mais, tant que nous y sommes, pourquoi pas un seul éditeur et une seule langue ?

Autre prévision de M. Attali, la disparition de la plupart des journalistes : « Chacun sera journaliste, dans un système global de Pear to Pear » ; « La rédaction des articles sera en partie automatisée » ; « La presse sera probablement issue d’agrégateurs affinitaires en fonction de la santé, des lectures, achats, déplacements … ». Fini donc, le journalisme de terrain, les journalistes experts, les bonheurs de lecture que proposent les grandes plumes, la déontologie professionnelle et autres balivernes d’un autre temps : « Ne subsisteront que les fonctions de journaliste d’investigation (…) et d’éditorialiste ». Ouf, en 2083, Jacques Attali, 140 ans, aura toujours un travail !

Cette vision d’une information normalisée, mondialisée et marchandisée comme des burgers n’est pas celle d’un libéral-libertaire positiviste et technophile. Dans la société de l’information selon Attali le contrôle sera partout : « La collecte de l’information sera de plus en plus subventionnée par les Etats » ; « Le contrôle des faits sera entièrement automatisé » ; « Rien n’exclut de voir s’installer une hyper surveillance des médias grâce aux nouvelles technologies ».

Après avoir provoqué les foudres de Franz-Olivier Giesbert et d’Elie Wiesel pour des « emprunts » à leurs œuvres respectives, Jacques Attali pourrait maintenant s’inspirer du « 1984 » de George Orwell pour nous transporter dans le monde qu’il nous annonce.